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Svetlana Alexievitch

Lettre de svetlana alexievitch


[Décembre] Le 16 décembre, le prix Sakharov "pour la liberté de l'esprit" a été décerné à Bruxelles par le Parlement européen à dix personnalités de l'opposition, dont Svetlana Tikhanovskaïa ainsi que les femmes qui ont fait campagne à ses côtés, Maria Kolesnikova, aujourd'hui emprisonnée, et Veronika Tsepkalo, en exil, ainsi que la lauréate du prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch. (France 24)

 

[Août] À la suite de la réélection controversée, en Biélorussie, du président Alexandre Loukachenko, le 9 août dernier, d’importantes manifestations ont éclaté dans le pays.
Quelques jours plus tard, Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature 2015, et auteure de livres magistraux sur Tchernobyl, la guerre d'Afghanistan ou encore l'effondrement de l'Union soviétique, qui avait appelé à voter pour l’opposante Svetlana Tikhanovskaïa, a dénoncé l'action « inhumaine et satanique » des forces de sécurité biélorusses dans la répression des manifestations. En outre, elle a accusé le président Alexandre Loukachenko d’entraîner son pays vers « la guerre civile ». (France Info)
Le 24 août, Svetlana Alexievitch a été convoquée par les enquêteurs, alors que plusieurs membres du conseil de coordination institué par l’opposante Svetlana Tsikhanovskaïa, dont elle fait partie, ont été arrêtés. (Le Monde)
« Je ne me sens coupable de rien » a-t-elle déclaré le lendemain de l’interrogatoire. Elle a en effet refusé de répondre aux questions des enquêteurs et fait une longue déclaration pour expliquer l'existence et l’activité du comité : obliger Loukachenko à parler avec l'opposition. (Le Monde)


[Septembre] Le 9 septembre, Svetlana Alexievitch, dernière membre encore libre dans le pays du praesidium du Conseil de coordination créé par l’opposition, est placée sous écoute, traquée et menacée par les forces de l’ordre. (Le Monde)

Elle écrit alors cette lettre au Pen-Club russe :

« Pourquoi gardez-vous le silence ? Nous sommes toujours vos frères non...

Il ne reste plus personne de mes amis et compagnons de pensée du Praesidium du Conseil de coordination. Tous sont en prison ou ont été poussés de force à l’étranger. Aujourd’hui, le dernier, Maxime Znak a été embarqué ce mercredi.
D’abord ils ont kidnappé le pays, maintenant c’est au tour des meilleurs d’entre nous. Mais des centaines d’autres viendront remplacer ceux qui ont été arrachés à nos rangs. Ce n’est pas le Conseil de coordination qui s’est révolté. C’est le pays.
Je veux répéter ce que je dis toujours. Nous ne préparions pas un coup d’Etat. Nous voulions empêcher la division dans notre pays. Nous voulions qu’un dialogue débute au sein de la société.
Loukachenko dit qu’il ne négociera pas avec la rue, mais la rue, ce sont des centaines de milliers de gens qui sortent tous les dimanches et tous les jours. Ce n’est pas la rue. C’est le peuple. Les gens sortent dans la rue avec leurs enfants, parce qu’ils croient qu’ils vont gagner.
Et je voudrais aussi m’adresser à l’intelligentsia russe, appelons-la ainsi, à l’ancienne. Pourquoi gardez-vous le silence ? Nous n’entendons que de rares voix de soutien. Pourquoi gardez-vous le silence en regardant un petit peuple fier se faire piétiner ? Nous sommes toujours vos frères.
Quant à mon peuple, je veux lui dire que je l’aime. Et j’en suis fière.
Encore des inconnus qui sonnent à la porte…

Svetlana Alexievitch » (Libération)

Le 10 septembre, Lioudmila Oulitskaïa, écrivaine russe, adresse une lettre à Svetlana Alexievitch : 

« Je t’envoie mon salut affectueux, je te souhaite force et bonne santé, je te souhaite de vivre dans un pays libéré d’un pouvoir obtus et écœurant. Et, chère amie, je me souhaite la même chose. » (Mediapart)

Ici en France, le monde de la culture se mobilise pour soutenir l'écrivaine biélorusse.
Le 11 septembre, plus d'une centaine d'auteur.e.s, journalistes, dramaturges, directeur.ice.s de théâtres, éditeur.rice.s, cinéastes et universitaires signent une tribune dans Le Monde pour « dire haut et fort que ce dernier rempart ne doit pas tomber » :

« Nous ne réagissons pas seulement parce que Svetlana Alexievitch est une immense écrivaine ; si nous lui témoignons aujourd'hui notre admiration et notre soutien, c'est en espérant faire pression sur l'Union européenne pour qu'elle vienne en aide au peuple biélorusse résumé dans la personne de cette femme au courage extraordinaire. Et parce qu'il faut se savoir soutenu pour être en mesure de tenir soi-même. » (Le Monde)

La Criée – Théâtre national de Marseille publie un texte de soutien à l’écrivaine biélorusse et annonce que La fin de l’homme rouge, adaptation théâtrale de l’ouvrage de Svetlana Alexievitch par Emanuel Meirieu, sera rediffusée sur France Culture le dimanche 11 octobre à 20h. (Théâtre La Criée)

Le 28 septembre, Svetlana Alexievitch quitte la Biélorussie pour se faire soigner en Allemagne. « Dans un mois, elle retournera en Biélorussie. Elle ne renonce pas à ses activités de membre du conseil de coordination », l'organe formé par l'opposition, a déclaré à l'AFP son amie Maria Voïtechonok. « Il y a deux mois, elle était censée aller chez le médecin, mais cela a été empêché par le coronavirus et les événements politiques. » (France 24)

Des dizaines de milliers de personnes participent toujours chaque dimanche au rassemblement hebdomadaire de l'opposition dans les rues de Minsk.


[Octobre] Le 8 octobre, Svetlana Alexievitch se trouve à Taormine (Sicile), où elle a reçu dans le cadre du festival Taobuk (du 1er au 5 octobre) le Prix "Taormina Award for Literary Excellence" dont Luis Sepúlveda et Orhan Pamuk ont notamment été, dans le passé, lauréats. La cérémonie de remise du Prix s'est déroulée, le 3 octobre, dans l'extraordinaire Théâtre Antique. La récipiendaire a rappelé dans son discours qu'elle devait à son maître Alès Adamovitch le titre de son livre La guerre n'a pas un visage de femme, mais qu'en revanche, en Biélorussie, le grand mouvement en cours avait, lui, un "visage de femme" !  

 

[Novembre] Interview with Belarusian Nobel Laureate Svetlana Alexievich | Spiegel.de
 

"Je suis horrifiée par ce qui se passe au Belarus"

Interview réalisée par Tobias Rapp et Volker Weidermann

Svetlana Alexievich est profondément inquiète pour l'avenir de son pays. Chaque matin, dit-elle, elle reçoit des courriels qui la font fondre en larmes. Elle en montre quelques-uns à DER SPIEGEL. Ils contiennent des images insoutenables de mains écrasées, mutilées, de corps couverts de blessures ouvertes et sanglantes. Ce sont des photos de prisonniers torturés dans les prisons du Belarus.
 
DER SPIEGEL : Madame Alexievich, il y a sept semaines, vous avez quitté votre pays natal, la Biélorussie, pour suivre un traitement médical à Berlin. Comment allez-vous ?
 
Svetlana Alexievich : Je souffre de névralgie du trijumeau, un trouble de la douleur au visage. Mais je peux à nouveau parler, le nerf s'est calmé. Je vais bien.
 
DER SPIEGEL: Combien de temps comptez-vous rester à Berlin ?
 
Svetlana Alexievich : Jusqu'à ce que Alexandre Loukachenko s'en aille. Ce qu'il est en train de faire est une catastrophe. Depuis la fraude électorale du mois d'août, 27 000 personnes ont été incarcérées : des scientifiques, des professeurs, des gens de toutes sortes, des travailleurs, des étudiants. Des gens de tous horizons. Loukachenko est en train de détruire le pays.
 
DER SPIEGEL : Vous sentiez-vous vous aussi en danger ?
 
S. Alexievich :
J'étais membre du Conseil de coordination de l'opposition. Au début, nous étions sept, mais un par un, tous ont été arrêtés, ou ont dû fuir le pays. Comme j'étais la dernière encore en liberté, le concierge de l'immeuble où j'habite m’a dit : Attention, ne sortez pas. Il y a des gens qui vous attendent en bas. J'ai donc demandé à des amis et à des journalistes de venir jusqu’à chez moi pour les empêcher de monter. Quelques ambassadeurs de pays de l'Union européenne sont venus également.
 
DER SPIEGEL : Cela semble plutôt dramatique.
 
S. Alexievich : Loukachenko ne se soucie pas du fonctionnement de la société. Il a fait arrêter 50 médecins alors que la situation causée par le coronavirus est dramatique et que les hôpitaux sont débordés. Un cardiologue renommé de Minsk a refusé de licencier les jeunes médecins qui avaient participé aux manifestations et, du coup, c'est lui qui a été licencié. Hier, j'ai reçu un message disant que sa maison de campagne avait été incendiée. Les auteurs du crime ont laissé derrière eux une lettre de menace et une poupée vaudou, à son effigie, poignardée. Tout Minsk est rempli de forces spéciales masquées qui arrêtent et détiennent les gens arbitrairement. C'est une guerre civile hybride, où les partisans de Loukachenko s'opposent à l'autre moitié de la population
 
DER SPIEGEL : Qui sont ses partisans?
 
S. Alexievich : Il y a des gens tout à fait normaux dans ceux qui le soutiennent, peut-être parce qu'ils ont peur de perdre quelque chose. Mais surtout, il est soutenu par les restes du système soviétique. J'ai moi-même été surpris par la rapidité avec laquelle tout est revenu, les méthodes des services secrets de l'époque stalinienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, nous avons vaincu le fascisme et mis au point un vaccin bien efficace contre lui. Mais nous n'avons pas de médicament pour nous protéger du goulag et de Staline. Ces anciennes façons d'agir peuvent apparemment être réactivées à tout moment.
 
DER SPIEGEL : Cet été, vous avez dit que vous « étiez tombée en amour » pour le peuple belarusse.
 
S. Alexievich : Je me souviens précisément comment cela a commencé, bien avant les élections. Pour être reconnu comme candidat à l'élection présidentielle, il fallait réunir 100 000 signatures. Un jour, alors que je faisais des courses dans un marché près de chez moi, je n'en croyais pas mes yeux : il y avait une queue d’au moins cinq kilomètres. Ils attendaient de signer pour Viktor Babariko, qui voulait se présenter aux élections présidentielles. Les gens étaient venus de loin pour le faire. Tout le monde, sauf Loukachenko, disait-on. Je ne reconnaissais plus mon propre peuple.
 
DER SPIEGEL : Peu de temps après, Babariko a été arrêté et n'a jamais été autorisé à se présenter aux élections.
 
S. Alexievich : Loukachenko a fait arrêter ou pousser à s’exiler les candidats, les plus importants, des hommes, qui se présentaient aux élections. Mais les résultats n'ont pas été ceux qu'il espérait, leurs femmes se sont présentées à leur place - et ont été portées par une nouvelle vague d'enthousiasme. Partout où ces femmes allaient, des milliers de personnes venaient les voi. Les hommes étaient en prison et les femmes se sont lancées dans la campagne électorale. Cela aurait été inimaginable auparavant.
 
DER SPIEGEL : Une révolution des femmes.
 
S. Alexievich : Svetlana Tikhanovskaya s'est présentée à la place de son mari ; Veronika Tsepkalo s'est présentée à la place du sien, Valery ; la femme de Babariko est décédée, du coup c’est sa directrice de campagne Maria Kolesnikova qui s'est présentée en son nom. Loukachenko ne sait pas vraiment quoi faire des femmes et les a souvent dénigrées. Tout ce qui compte pour lui, c'est de savoir ce qui se passe dans l'armée. Il a sous-estimé les femmes, jusqu'à ce que les manifestations de soutien aux femmes se répandent jusque dans les villages.
 
DER SPIEGEL : D'où vient la force des femmes biélorusses ?
 
S. Alexievich : Les femmes ont maintenu le pays debout après l'effondrement de l'Union soviétique. Les hommes, à l'époque, étaient souvent découragés et se sont mis à boire. Les femmes ont transporté d'énormes sacs dans les pays voisins et ont commencé à vendre des choses. Les réseaux qui se sont créés étaient principalement composés de femmes. Pour moi, c'était incroyable de voir toutes ces femmes lors des manifestations. Je ne savais pas qu'il y avait autant de belles femmes au Belarus.


DER SPIEGEL : Il est vite apparu que les élections avaient été manipulées. Comment avez-vous réagi ?
 
S. Alexievich : L'idée derrière notre Conseil de coordination était de prendre le pouvoir sans violence et sans effusion de sang. Les manifestations voulaient être des fêtes . C'est pourquoi nous apportions des fleurs. Nous voulions les donner aux hommes aux masques noirs. Nous voulions qu'ils réalisent que c'était aussi leur victoire. En Biélorussie, nous avons toujours eu le sentiment d'être laissés pour compte par l'histoire. Qui veut être la dernière république soviétique en Europe ? Soudain, les choses ont changé. Les protestations étaient comme la naissance d'une nouvelle nation.
 
DER SPIEGEL : Loukachenko a répondu aux manifestations pacifiques par la violence. Etiez-vous trop optimiste ?
 
S. Alexievich : Lui et le peuple se préparaient depuis longtemps à cette situation. Du matériel avait été stocké, les gens étaient prêts et attendaient. Et le changement est arrivé rapidement. Brusquement des atrocités ont eu lieu partout, des coups de feu ont été tirés, des grenades lacrymogènes... J'habite dans une tour, et de ma fenêtre, je pouvais voir les nuages de gaz lacrymogènes flotter au-dessus de la ville. J'entendais les bruits, les détonations les sirènes. J'en ai pleuré. Et puis nous avons appris comment les gens étaient maltraités dans les prisons, ils disparaissaient. Certaines personnes arrêtées n'ont toujours pas réapparu à ce jour. Ca a été le deuxième grand choc.
 
DER SPIEGEL : Qui sont les personnes qui commettent ces atrocités ?
 
S. Alexievich : Ce ne sont pas les policiers habituels. Ce sont des gens qui ont été chargés de réprimer la révolte. Et ils ont reçu carte blanche pour leurs exactions. Des hommes jeunes à qui le régime a donné des armes et du pouvoir.
 
DER SPIEGEL : Pendant un temps, il y a eu des rumeurs selon lesquelles des membres de la sécurité russe étaient également impliqués.
 
S. Alexievich : C'est ce que je pensais aussi. Je ne pouvais pas imaginer que des gens de chez nous attaqueraient leurs compatriotes avec une telle brutalité. Mais c'est ce qui s'est passé. Loukachenko a apparemment demandé à son actuel ministre de la défense s'il était prêt à faire tout ce qu'il fallait. Il y a aussi des jeunes qui étaient encore en formation à l'Ecole militaire et qui racontaient qu'on leur avait posé des questions du genre "Tu tuerais tes propres parents pour défendre le pays ?"
 
DER SPIEGEL : Que va-t-il se passer ?
 
S. Alexievich : Le Conseil de coordination de l'opposition n'existe plus. Ses membres sont, ou étaient, en prison, ont été expulsés du pays ou ont fui de leur propre chef. Il y a un nouveau conseil, mais les noms de ses membres sont gardés secrets pour leur propre sécurité. La communication se fait par le biais des réseaux sociaux. Mais j'ai le sentiment que les Occidentaux ne comprennent pas ce qui se passe en Biélorussie. Ce que nous vivons, c’est la violence brutale contre des innocents. Des prisons surpeuplées de gens dont le seul crime est d’avoir participé à des manifestations. Les gens sont systématiquement humiliés. Il n’y a souvent pas d’eau dans les toilettes et dans les cellules conçues pour cinq personnes on en entasse trente-cinq. Les détenus doivent dormir debout pendant des jours, parfois des semaines. Je ne connais de telles histoires que se passant à l’époque stalinienne. On tente de briser systématiquement les gens. J’ai vu beaucoup de mauvaises choses dans mon pays, mais je suis horrifié par ce qui s’y passe. Un petit pays fier se bat contre un meurtrier fou, en plein milieu de l’Europe ! Et le monde est silencieux. Quels crimes ces gens ont-ils commis? Ils veulent de nouvelles élections. Ils veulent que les résultats électoraux manifestement falsifiés soient annulés. Et que dit Loukachenko ? « Non, je n’abandonnerai pas ma bien-aimée ».

DER SPIEGEL : Est-ce qu’il dit vraiment des choses comme ça?
 
S. Alexievich : Oui, c’est ainsi qu’il voit la Biélorussie. Pourtant, il a transformé le pays en camp de concentration. Et dans ce contexte, je dois dire que les sanctions ne sont pas suffisantes.
 
DER SPIEGEL : Que peut faire l’Union européenne?
 
S. Alexievich : Les sanctions de l’UE sont importantes mais sont loin d’être suffisantes. Les interdictions de voyager pour d’importants fonctionnaires du gouvernement ne les touchent pas tellement puisque leurs familles peuvent encore voyager. Et Loukachenko a interdit à ses hauts fonctionnaires de quitter le pays de toute façon. Une chose qui pourrait être faite est d’exclure le Bélarus du système bancaire international. L’industrie pétrolière est importante pour le pays, de sorte que des sanctions pourraient s’appliquer là aussi. Cela nuirait grandement à l’économie. Loukachenko serait impuissant face aux protestations qui éclateraient alors. Nous voulons un transfert pacifique du pouvoir, ce que Loukachenko ne peut pas imaginer. Il croit que le pays lui appartient.
 
DER SPIEGEL : Il n’est pas le seul dans ce cas.
 
S. Alexievich :
Oui, cela semble contagieux. Mais les États-Unis sont un grand et important pays doté d’institutions démocratiques solides. Ce n’est pas le cas du Bélarus. Si cela continue ainsi, Loukachenko nous vaincra.
 
DER SPIEGEL : Vous avez parlé plus tôt de la naissance d’une nouvelle nation. Quel genre de nation est-ce? Dans le mouvement de protestation jusqu’à présent, il n’y a guère eu de voix appelant à des liens plus étroits avec l’Occident, contrairement à la révolution orange en Ukraine, par exemple.
 
S. Alexievich : C’est vrai. Nous nous adressons à l’Ouest, mais nos manifestations visent à se débarrasser d’un dictateur, et non pas à savoir à quoi nous voudrions appartenir. Le nouveau Bélarus que j’ai vu l’été dernier est un pays qui se veut démocratique. Le reste viendra plus tard. 


DER SPIEGEL : Et si ce n’est pas cela qui arrive ?

S. Alexievich : Loukachenko est capable de tout. Je peux imaginer la désintégration complète du pays, le chaos, une guerre civile.

DER SPIEGEL .Que voulez-vous dire ?

S. Alexievich : La Biélorussie est actuellement un pays sur le pied de guerre. Toutes les unités militaires possibles ont été mobilisées pour écraser l’opposition. En plus de cela, il y a la pandémie de coronavirus. Le résultat pourrait être un feu de forêt incontrôlable. Ces nouvelles forces de police spéciales sont unies par le sang qu’elles ont versé. Ils ont peur d’un nouveau gouvernement à cause des représailles auxquelles ils peuvent s’attendre. La culpabilité accumulée au cours de ces derniers mois est un lien fort qui unit ces jeunes hommes.

DER SPIEGEL : Trouvez-vous difficile d’être ici à Berlin à un moment où l’avenir de votre pays est se décide?
Alexievich : Si j’avais été mise en prison, mon état de santé n’aurait fait qu’empirer. Je ne peux rien faire de plus pour le moment.
 
DER SPIEGEL: Seriez-vous prête à assumer le rôle de président de transition?
 
S.Alexievich: On m’a souvent posé la question : je n'y ai jamais pensé. Je suis une écrivaine, pas une femme politique. Pour cela, vous avez besoin d'un ensemble de compétences que je ne possède pas.
 
DER SPIEGEL: Vous n'êtes pas la seule figure d'opposition importante de la sphère russophone à se trouver actuellement à Berlin. Êtes-vous en contact avec Alexei Navalny?
 
S.Alexievich: Non.
 
DER SPIEGEL: Qu'en est-il des autres membres de l'opposition russe?
 
S. Alexievich: Au cours de l'été, j'ai fait un appel à l'intelligentsia russe. "Un peuple est détruit sous vos yeux. Pourquoi restez-vous silencieux?" Dix personnes ont répondu, des démocrates courageux. Mais seulement dix (dont  Ludmila Oulitskaïa, NDLR)
 
DER SPIEGEL:
Comment expliquez-vous cela?
 
S. Alexievich: Le sentiment que les pays voisins appartiennent en fait à l'empire russe est profondément enraciné dans le peuple russe.
 
DER SPIEGEL: Il y a des troubles dans de nombreux endroits de la périphérie russe: Biélorussie, Ukraine, Géorgie, Kirghizistan, Moldavie, Azerbaïdjan, Arménie. Pourquoi maintenant, trois décennies après l'effondrement de l'Union soviétique?
 
S. Alexievich: L'empire s'est affaibli et l'élite communiste s'éteint lentement partout. Maintenant, ceux qui veulent le pouvoir se battent. C'est une énorme bouilloire à l'intérieur de laquelle tout mijote: vieux communistes, nouveaux capitalistes.
 
DER SPIEGEL: Au début de notre entretien, vous avez dit que vous resteriez à Berlin aussi longtemps que Loukachenko serait au pouvoir. Pensez-vous pouvoir revenir bientôt?
 
S. Alexievich: J'ai, malgré tout, le sentiment que cela pourrait ne pas prendre beaucoup de temps. Je ne pense pas que Loukachenko puisse supprimer définitivement l'énergie du peuple. Son temps est passé. Mais cela n'arrivera que si la communauté internationale vient à notre aide.
 
DER SPIEGEL: Mme Alexievich, nous vous remercions pour cette interview.